vendredi 12 février 2010

L'hymne au vent du nord

Le poète québécois Alfred Desrochers (1901-1978) était le père de la comédienne et chanteuse Clémence Desrochers. Je ne le connaissais que de nom. J'ai découvert ce poème sur le blog "Les îles de la nuit" de Stéphane Labbe qui est professeur de littérature à Lanion en Bretagne. L'hymne au vent du nord a été publié en 1930 dans le recueil "À l'ombre de l'Orfod". Desrochers y chante avec nostalgie l'appel des grands espaces, la force et le courage des bûcherons, des draveurs et des coureurs des bois.

J'aime beaucoup les deux premiers vers : «Je suis un fils déchu de race surhumaine, race de violents, de forts, de hasardeux». Remarquez aussi l'avant-dernier quatrain où le poète se compare au hêtre qui conserve, grâce à son feuillage desséché, une apparence de vie durant l'hiver : «Par nos ans sans vigueur, je suis comme le hêtre dont la sève a tari sans qu'il soit dépouillé et c'est de désirs morts que je suis enfeuillé quand je rêve d'aller comme allait mon ancêtre


L'hymne au vent du nord

Je suis un fils déchu de race surhumaine,
Race de violents, de forts, de hasardeux,
Et j'ai le mal du pays neuf, que je tiens d'eux,
Quand viennent les jours gris que septembre ramène.

Tout le passé brutal de ces coureurs des bois :
Chasseurs, trappeurs, scieurs de long, flotteurs de cage,
Marchands aventuriers ou travailleurs à gages,
M'ordonne d'émigrer par en haut pour cinq mois.

Et je rêve d'aller comme allaient les ancêtres;
J'entends pleurer en moi les grands espaces blancs,
Qu'ils parcouraient, nimbés de souffles d'ouragans,
Et j'abhorre comme eux la contrainte des maîtres.

Quand s'abattait sur eux l'orage des fléaux,
Ils maudissaient le val; ils maudissaient la plaine,
Ils maudissaient les loups qui les privaient de laine :
Leurs malédictions engourdissaient leurs maux.

Mais quand le souvenir de l'épouse lointaine
Secouait brusquement les sites devant eux,
Du revers de leur manche, ils s'essuyaient les yeux
Et leur bouche entonnait : «À la claire fontaine»...

Ils l'ont si bien redite aux échos des forêts,
Cette chanson naïve où le rossignol chante,
Sur la plus haute branche, une chanson touchante,
Qu'elle se mêle à mes pensers les plus secrets :

Si je courbe le dos sous d'invisibles charges,
Dans l'âcre brouhaha de départs oppressants,
Et si, devant l'obstacle ou le lien, je sens
Le frisson batailleur qui crispait leurs poings larges;

Si d'eux, qui n'ont jamais connu le désespoir,
Qui sont morts en rêvant d'asservir la nature,
Je tiens ce maladif instinct de l'aventure,
Dont je suis quelquefois tout envoûté, le soir;

Par nos ans sans vigueur, je suis comme le hêtre
dont la sève a tari sans qu'il soit dépouillé,
Et c'est de désirs morts que je suis enfeuillé,
Quand je rêve d'aller comme allait mon ancêtre;

Mais les mots indistincts que profère ma voix
Sont encore : un rosier, une source, un branchage,
Un chêne, un rossignol parmi le clair feuillage,
Et comme au temps de mon aïeul, coureur des bois,

Ma joie ou ma douleur chante le paysage.


Voir aussi sur ce blog Un inédit d'Alfred Desrochers.

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