dimanche 28 août 2016

Le prix d'Anne-Marie : Le manoir de Villerai

J'ai acheté ce vieux bouquin, intitulé Le manoir de Villerai, pour la somme de 10 dollars chez un brocanteur de la région de Maskinongé. Le livre a été manipulé, une note griffonnée sur une page, mais la reliure presque centenaire est encore très solide. Il est daté de 1925 et a été publié dans La Bibliothèque canadienne de La Librairie Beauchemin. J'ai découvert que l'édition originale était beaucoup plus ancienne.

L'auteure madame Leprohon, est née Rosanna Eleanor Mullins à Montréal en 1829. Elle a épousé Jean-Lukin Leprohon, un médecin francophone en 1851. Son cinquième roman Le Manoir de Villerai a d'abord été publié en anglais en 1860, puis en français en 1861. Un exemplaire de la première édition française de 1861 est conservé à la bibliothèque de l'Assemblée nationale. L'excellente traduction est de E. L. de Bellefeuille, « avec la bienveillante permission de l'auteur ».


C'est un roman d'amour à la mode du XIXe siècle, teinté de morale chrétienne, comme il convient chez une auteure qui a été éduquée par les Dames de la Congrégation de Montréal. Madame Leprohon déplore « l'audacieuse immoralité de l'école de Sue et de Balzac » et préfère « les ouvrages d'hommes tels Fénélon, Racine, etc. qui ont employé leur génie à l'instruction de leurs semblables, et à la gloire de Celui qui le leur avait donné».

Un roman très moralisateur donc, mais non pas dénué d'intérêt. En le lisant, j'ai découvert trois bonne raisons de continuer jusqu'à la fin.

1) Parce que c'est vraiment bien écrit et que la lecture est agréable.

2) Parce que le roman présente un intérêt historique évident. L'action se déroule pendant les dernières années de la Nouvelle-France. Entre autres, la bataille de Carillon, la prise de Québec, la victoire de Lévis et sa capitulation sont pertinentes au récit, parce qu'elles expliquent les absences du héros Gaston de Montarville qui est capitaine dans le régiment du Roussillon.

Curieusement, à peine un siècle plus tard, la chute de la Nouvelle-France était déjà perçue comme un événement très ancien. On ne dirait pas aujourd'hui que la première guerre mondiale est un événement très ancien. Il s'est donc produit un changement, dans la perception du temps, depuis l'époque où madame Leprohon a écrit ce roman. L'augmentation de la longévité en est probablement la cause. Le dernier vétéran canadien de la première guerre mondiale est décédé en 2010.

3) Par curiosité, j'ai voulu découvrir quels nouveaux artifices l'auteure pouvait inventer pour empêcher la réunion des amoureux avant la fin du récit. Jusqu'au dénouement, la grande beauté de Rose Lauzon ne lui attire que des ennuis. Elle n'ose espérer revoir un jour celui qu'elle aime et se résigne à mener une vie de recluse. Je me suis amusé à compter le nombre de fois où le visage de Rose pouvait rougir ou bien pâlir, trahissant ses émotions. 

Jean-Louis Lessard a consacré un article à ce roman sur Laurentiana.

Les prix scolaires


Les lecteurs de romans canadiens était peu nombreux en 1925. Pour rentabiliser leurs opérations, les éditeurs cherchaient à placer leurs livres parmi les prix qui étaient remis aux élèves à la fin de l'année scolaire. L'accès à ce marché exigeait des auteurs qu'ils fassent preuve d'une morale chrétienne à toute épreuve. 

Les romans publiés par La Librairie Beauchemin dans la Bibliothèque canadienne étaient souvent distribués comme prix scolaires de fin d'année. Mon exemplaire du Manoir de Villerai a été remis à l'élève Anne-Marie Lemire, en récompense pour ses succès, par l'inspecteur d'école Alphonse Lemaître-Auger, le 10 mai 1928.





Les romans d'amour étaient remis aux filles et les romans d'action, aux garçons. Une Anne-Marie Lemire est née à Pierreville dans le comté de Yamaska en 1915. Lemaître-Auger, le patronyme de l'inspecteur, était commun dans ce comté de la rive sud du Saint-Laurent.

Un signet singulier


En feuilletant de vieux bouquins, j'ai déjà trouvé des images pieuses, des coupures de journaux et même une carte de membre de la Société de la Bonne Mort dont j'ai déjà parlé sur ce blogue. Dans mon exemplaire du roman Le manoir de Villerai, j'ai découvert un billet de correspondance du tramway de Montréal. Il a été inséré par une personne, peut-être bien par Anne Marie Lemire elle-même, qui a lu ce prix de fin d'année.


À Montréal, les dernières lignes de tramway ont été démantelées dans les année 1950.