jeudi 28 juin 2012

Notre Mère la Terre

Pendant les années 1940, les Éditions Fides ont publié une série de fascicules destinés aux jeunes. C'étaient des ouvrages de propagande qui visaient à contrer l'influence des mauvaises lectures sur la jeunesse canadienne française. Les Beaux Albums Tavi abordaient les thèmes privilégiés par le clergé de l'époque : la famille traditionnelle, le terroir, le patriotisme, la religion. 

Six albums ont été publiés entre 1942 et 1946. Au total, les six albums ont été tirés à plus de 100 000 exemplaires, une diffusion considérable pour une population qui comptait, selon le recensement de 1941, 900 000 familles. Les quatre premiers ont été écrits par le régionaliste mauricien Albert Tessier (1895-1976) et les deux derniers, par la poétesse Jeanne L'Archevêque-Duguay (1901-1998), épouse du peintre Rodolphe Duguay. Voici les titres :
  1. Femmes de maison dépareillées (1942)
  2. Notre mère la Terre (1942)
  3. La Patrie, c'est ça ! (1942)
  4. C'est l'aviron qui nous mène (1945)
  5. Fleurs vivantes (1945)
  6. Pleine floraison (1946)
Tavi est le pseudonyme qu'utilisait l'abbé Tessier pour publier ses photos du terroir. Chaque album Tavi était illustré d'une vingtaine de photographies prises par Tessier  lors de ses visites des paroisses rurales de la Mauricie. Je dois avouer que ces images m'intéressent davantage que le texte des albums. Malheureusement, les sujets des photographies ne sont pas identifiés. 

L'album numéro 2 Notre Mère la Terre contient notamment deux photos prises à Saint-Boniface de Shawinigan à la ferme de Claudio Lampron. J'ai ajouté les légendes.

Alice Descôteaux et ses filles
Alice Descôteaux et Claudio Lampron

Ces deux photos illustrent des passages consacrés au rôle de la femme dans la société traditionnelle. En voici un extrait qui donne un aperçu du style et du contenu de l'ouvrage : 

« Qu'il y ait huit, dix ou douze enfants à la maison, cela ne gène aucunement. Bien au contraire. Plus la famille est nombreuse, plus la vie est variée et distrayante. L'espace ne manque pas, ni dans la maison ni au dehors. Les enfants peuvent jouer, courir, crier, sans déranger les voisins. Et la besogne de la maman est allégée par la part de travail que les aînés fournissent joyeusement. Quand chacun y met du sien, tout marche !

Nos campagnes demeurent le grand réservoir humain de la race. C'est encore à nos familles paysannes que l'Église et l'État peuvent demander le plus sûrement les chefs nécessaires à la vie ordonnée d'un nation. C'est aussi, hélas, dans nos familles rurales que les villes viennent puiser sans retenue ! »

Remarquez, dans cet extrait, la vision idéalisée de la campagne et de la famille nombreuse, de même que la méfiance envers la ville, des valeurs qui correspondent à l'idéologie du terroir qui était véhiculée par le clergé et par les milieux conservateurs.

L'idéologie du terroir faisait abstraction du progrès technique, de l'urbanisation et de l'industrialisation qui transformaient la société québécoise. Dans Notre mère la Terre, Tessier incite les jeunes à choisir une vie de colon : défricher une nouvelle terre, construire une cabane en bois rond, organiser des corvées, etc.  Il préconise le retour à des techniques anciennes, comme l'utilisation de la force motrice des boeufs pour les travaux de la ferme :
« Nous aurions tort d'avoir honte de nos attelages de boeufs. Ils sont moins modernes que les chevaux ou les tracteurs, mais cela ne leur enlève aucunement leurs mérites ... Le boeuf est économique. Il n'est pas exigeant pour sa nourriture. Il sert son maître avec patience ... »
Le vrai cheval du colon (selon Tessier)

jeudi 21 juin 2012

L'affaire Daniau

  
Ah, mon cher mary, tu m'as tuée.

Jacques Daniau fils, âgé de 49 ans et habitant du fief de Nicolet, a été accusé d'avoir tué sa femme d'un coup de fusil. Je n'ai pas retrouvé la date de l'incident, mais la victime Thérèse Dupuis a été inhumée le 14 octobre 1731 à Trois-Rivières. Elle avait environ 30 ans selon le célébrant. Notez la différence d'âge avec le mari. Le couple avait quatre enfants : Josephte (7 ans), François (6 ans), Ignace (4 ans) et Madeleine (22 mois).

Le procès a eu lieu le 19 janvier 1732 à Trois-Rivières, au terme duquel Daniau a été relâché de prison pour avoir commis un meurtre involontaire et «arrivé par malheur qu'il n'a pas pu prévoir». Le procureur général n'a pas cru à l'accident et a interjeté appel du jugement devant le Conseil supérieur de Québec, mais le Conseil a confirmé le jugement de la première instance. Daniau a ensuite été assigné à domicile chez lui à Nicolet en attente d'une décision relativement à sa demande de rémission (pardon).

On trouve une abondante documentation sur cette affaire dans la banque PISTARD des BANQ et sur le site Instrument de recherche en ligne (IREL) des Archives nationales de France. Voici un extraits de la demande de rémission datée du 19 janvier 1733 qui explique bien les circonstances du décès de Thérèse Dupuis. C'est du vieux français, mais la lecture en est facile :
Que Daniau partit un jour de chez luy avec sa femme, luy pour aller chercher des bestiaux qui luy manquaient depuis deux jours, et sa femme pour aller chercher du côté de la Baye St. Antoine des couteaux de braye pour brayer du lin. Que passant près d'un marais, sa femme luy dit de voir s'il n'y trouveroit point de gibier, et qu'il y entra à cet effet. Que n'y en ayant point trouvé, il voulut rejoindre sa femme qui avait continué son chemin ; mais qu'étant arrivé à deux pas ou environ près d'elle, son fusil qu'il tenait sous le bras, le bout devant et la crosse derrière, partit quoy qu'il fut en repos, et porta son coup sur la femme qui tomba en criant, ah mon cher mary tu m'as tuée. Que Daniau estant accouru, il fit des efforts pour l'emporter ; mais que n'ayant pu, il alla chercher du secours, et que les voisins l'aidèrent à la transporter dans sa maison, et de là à Québec pour la faire soigner. Que pendant ce temps qu'elle a vécu, elle a toujours cherché à calmer le chagrin du mary, en disant qu'il était la cause innocente de son malheur, que c'était elle qui l'avait engagé à marcher avec elle, et même à amorcer son fusil pour entrer dans le marais. Que le mary et la femme avaient toujours bien vécu ensemble et qu'ils étoient, l'un et l'autre, d'une humeur douce. Et qu'enfin, il a été vérifié que le fusil partoit de luy même, quoy qu'à son repos.

Jacques Daniau s'est remarié 26 mai 1732 avec Marie-Anne Desrosiers âgée de 24 ans. De nos jours, un remariage aussi rapide avec une femme plus jeune que la défunte paraîtrait pour le moins suspect. Mais c'était la coutume à l'époque chez les veufs avec enfants de trouver rapidement une femme pour s'occuper des petits. Jacques Daniau et Marie-Anne Desrosiers ont eu deux filles : Josephte en 1733 et Catherine en 1734.

Plusieurs voisins, habitants du fief de Nicolet, ont témoigné lors du procès Daniau. Mentionnons Jean-Baptiste Laspron-Desfossés, fils aîné de l'ancêtre Claude Laspron-Lacharité.

mercredi 13 juin 2012

Discours romanesque et discours urbain

Guildo Rousseau et Lucie Grenier-Normand; Discours romanesque et discours urbain; Voix et Images, vol 7, no 1, 1981, p 97-117.

Cet article publié en 1981 porte sur la symbolique de la ville que l'on peut dégager d'une douzaine de romans parus entre 1925 et 1950, dont l'action se situe dans les villes mauriciennes les plus importantes : Trois-Rivières, Shawinigan, la Tuque et Louiseville.

Les romanciers étudiés sont eux-mêmes natifs de la Mauricie : Hervé Biron (Nuages sur les brûlés), Adrienne Choquette (La coupe vide), l'abbé Joseph Desaulniers (Marie L'Espérance), Adélard Dugré (La campagne canadienne), Corinne Garceau alias Moïsette Olier (L'homme à la physionomie macabre et Mademoiselle Sérénité), l'abbé Eddie Hamelin alias Jean Véron (Madame Després), Félix Leclerc (Pieds nus dans l'aube), Philippe Panneton alias Ringuet (Trente arpents et Le poids du jour), Marcel Trudel (Vézine), et deux romanciers qui ont adopté la Mauricie comme source d'inspiration : Marie Lefranc (La Randomnée passionnée) et Adolphe Nantel (À la hache).

L'analyse couvre donc onze auteurs et treize romans écrits entre 1925 et 1950. Tous ces romans puisent leur inspiration dans le paysage physique et culturel de la Mauricie.

Voici en résumé comment les personnages de ces romans s'approprient la ville :
  1. Par le symbolisme des cathédrales et des églises dont les clochers dominent la ville.
  2. Par le symbolisme des monastères et des chapelles qui sont des lieux propices à l'intériorisation.
  3. Par le symbolisme des séminaires et couvents qui dégagent une image de prestige.
  4. Par le symbolisme de la ville-usine, un monstre dont les cheminées s'opposent aux clochers.
  5. Par l'ordre difficile de la rue, le modernisme qui provoque l'isolement.
  6. Par le langage des affaires qui laisse les personnages plutôt indifférents. 
  7. Par la fonction ludique de la rue, terrain de jeu des enfants et lieu de passage vers le monde adulte.
  8. Par l'arrivée du printemps qui est attendue.
  9. Par les îlots de ruralité, les parcs urbains qui permettent de retrouver la nature.
  10. Par la nostalgie du passé. On souhaite conserver intact le visage historique de la ville, la protéger contre l'urbanisation envahissante.
Je crois que le profil des auteurs influence beaucoup la façon dont leurs personnages se sont appropriés la ville. Plusieurs des onze auteurs sont nés à la campagne. Ils exerçaient des professions libérales (médecins, avocats) et accordaient du prestige aux institutions d'enseignement qui les ont formés. Ils étaient plutôt étrangers au monde des affaires qui était alors dominé par une élite anglophone. Pour la même raison, les trois prêtres que l'on retrouve parmi eux (Joseph Desaulniers, Adélard Dugré et Eddie Hamelin alias Jean Véron) avaient assurément un point de vue très particulier qui était celui du clergé. Finalement, il se peut que plusieurs de leurs personnages traduisent assez mal les perceptions qu'avaient les citadins des villes industrielles mauriciennes entre 1925 et 1950.