lundi 20 mai 2013

Le Jeune et la fumée

La plus ancienne et peut-être la meilleure description du mode de vie ancestral des peuples Algonquiens est un récit du Père Le Jeune publié dans Les Relations des Jésuites de l'année 1636. Paul Le Jeune a participé à une expédition de chasse hivernale des Montagnais (Innus) pour apprendre leur langue et aussi tenter de les convertir. Ces Amérindiens, de la grande famille des Algonquiens, habitaient normalement la Côte-Nord et le Saguenay, mais faisaient parfois des expéditions de chasse sur la rive Sud du fleuve Saint-Laurent. Pendant l'hiver 1633-1634, Le Jeune a suivi dans cette région un groupe d'une quinzaine de Montagnais et partagé leur mode de vie de chasseurs-cueilleurs.

Paul Le Jeune (1591-1664)

Pour un Européen habitué à un certain confort, Le Jeune s'accommode plutôt bien du mode de vie des Amérindiens, de leurs longs déplacements à pied, en raquettes ou en canoe, et même d'un épisode de famine quand le gibier est venu à manquer. Ce qui le dérange le plus, c'est la promiscuité et l'inconfort des habitations temporaires, mi-igloos, mi wigwams. que les Montagnais construisaient dans la neige à chaque étape du voyage.

Son récit est présenté comme un des premiers textes littéraires écrits au Canada dans l'Histoire de la littérature canadienne-française par les textes de Bessette, Geslin et Parent, publié en 1968.



Dans un passage du récit, intitulé Chez les Sauvages, Le Jeune raconte comment étaient construits les abris d'hiver des Montagnais. Il décrit aussi les conditions de vie difficiles dans ces wigwams enfouis dans la neige, le pire étant la fumée qui emplissait l'habitacle. On peut facilement imaginer les conséquences néfastes de l'inhalation continuelle de cette fumée sur l'état de santé des peuples algonquiens. Voici un extrait du passage en question :
« Figurez-vous donc un grand rond ou un carré dans la neige, haute de deux, de trois ou de quatre pieds, selon les temps ou les lieux où on cabane. Cette profondeur nous faisait une muraille blanche, qui nous environnait de tous côtés, excepté par l'endroit où on la fendait pour faire la porte. La charpente apportée, qui consiste en quelque vingt ou trente perches, plus ou moins selon la grandeur de la cabane, on la plante, non sur la terre, mais sur le haut de la neige; puis on jette, sur ces perches, qui s'approchent un petit par en haut, deux ou trois rouleaux d'écorce cousus ensemble, commençant par le bas; et voilà la maison faite. On couvre la terre, comme aussi cette muraille de neige qui règne tout à l'entour de la cabane, de petites branches de pin et, pour dernière perfection, on attache une méchante peau à deux perches pour servir de porte, dont les jambages sont la neige même.

Voyons maintenant en détail toutes les commodités de ce beau Louvre.

Vous ne sauriez demeurer debout dans cette maison, tant pour sa bassesse que pour la fumée qui suffoquerait, et par conséquent il faut toujours être couché ou assis sur la plate terre; c'est la posture ordinaire des sauvages. De sortir dehors, le froid, la neige, le danger de s'égarer dans ces grands bois, vous font rentrer plus vite que le vent et vous tiennent en prison dans un cachot qui n'a ni clef ni serrure.

Ce cachot, outre la posture fâcheuse qu'il faut tenir sur un lit de terre, a quatre grandes incommodités; le froid, le chaud, la fumée et les chiens.

... Or, je dirai néanmoins que ni le froid ni le chaud n'ont rien d'intolérable et qu'on trouve quelque remède à ces deux maux. Mais pour la fumée, je vous confesse que c'est un martyre. Elle me tuait, et me faisait pleurer incessamment sans que j'eusse ni douleur ni tristesse dans le coeur. Elle nous terrassait parfois tous tant que nous étions dans la cabane, c'est-à-dire qu'il fallait mettre la bouche contre terre pour respirer. Car, encore que les sauvages soient accoutumés à ce tourment, si est-ce que parfois il redoublait avec une telle violence qu'ils étaient contraints aussi bien que moi de se coucher sur le ventre, et de manger quasi la terre pour ne point boire la fumée. J'ai quelquefois demeuré plusieurs heures en cette situation. notamment dans les plus grands froids, et lorsqu'il neigeait. Car c'était en ces temps-là que la fumée nous assaillait avec le plus de fureur, nous saisissant à la gorge, aux naseaux et aux yeux : que ce breuvage est amer! que cette odeur est forte! que cette vapeur est nuisible à la vue! J'ai cru plusieurs fois que je m'en allais être aveugle, les yeux me cuisaient comme feu, ils me pleuraient ou distillaient comme un alambic, je ne voyais plus rien que confusément, à la façon de ce bonhomme qui disait : Video homines velut arbores ambulentes (je vois les gens comme des arbres qui marchent). Je disais les psaumes de mon bréviaire comme je le pouvais, les sachant à demi par coeur, j'attendais que la douleur me donnât un peu relâche pour réciter les leçons. Et quand je venais à les lire, elles me semblaient écrites en lettres de feu, ou d'écarlate. J'ai souvent fermé mon livre, n'y voyant rien que confusion qui me blessait la vue. Quelqu'un me dira que je devais sortir de ce trou enfumé et prendre l'air, et je lui répondrai que l'air était ordinairement en ce temps-là si froid, que les arbres qui ont la peau plus dure que celle de l'homme, et le corps plus solide, ne lui pouvaient résister, se fendant jusqu'au coeur faisant un bruit comme d'un mousquet en s'éclatant. »

Paul Le Jeune a rédigé au moins dix volumes des Relations des Jésuites de 1632 à 1641. Il a aussi écrit un catéchisme en langue montagnaise. C'est lui qui a célébré les funérailles de Samuel de Champlain en 1635.

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