mardi 7 février 2012

Le bonheur de travailler

Voici le deuxième article du reportage de Pierre Foglia sur la fermeture de l'usine Belgo de Shawinigan, publié dans le journal La Presse du 29 mars 2008.

Dans le premier article, intitulé Ce jour-là, Shawinigan attendait une bonne nouvelle, Foglia traitait de l'importance de la Belgo pour la ville de Shawinigan et des circonstances de la fermeture. Il s'étonnait que la communauté ne manifeste pas de rancoeur contre la compagnie et le système capitaliste. Drôle d'idée. Comment pourrait-on en vouloir à une entreprise qui a fait partie de nos vies pendant 108 ans?

Le deuxième article est émouvant. Foglia nous décrit la réaction de fierté des papetiers de la Belgo devant la perte de leur travail. Pour ceux qui ont connu le milieu ouvrier de Shawinigan, la justesse du portrait est stupéfiante. 

Le bonheur de travailler 

C'était à la brasserie Rosaire, rue Lambert, taverne plus que brasserie avec ses grandes tables où l'on peut s'asseoir à 20. Il y avait là une centaine d'hommes qui buvaient de la bière, des grosses. Des ouvriers. Des papetiers de la Belgo venus pour un dernier adieu, une dernière accolade, une dernière blague. Salut l'ami. 

Ces hommes-là auraient dû être en colère. Ils ne l'étaient pas. Pas joyeux non plus.Sereins. Sérénité: état d'une personne dont le calme provient d'une paix morale que ne trouble aucun regret, aucun déshonneur.

C'était la veille de la fermeture définitive de leur usine. Leur dernier jour d'une job à 60 000$ par année. Depuis un mois, ils ne faisaient plus que du ménage et même depuis une semaine, ils ne faisaient plus rien du tout. Ils jouaient aux cartes.

Par quelle alchimie le plomb de leur colère est-il devenu sérénité? On leur a pourtant donné toutes les raisons de foutre le bordel.

L'annonce elle-même, raconte Jacques, même s'il n'y a pas de bonne manière d'annoncer la fin du monde - l'annonce elle-même a été faite sans aucune forme, on s'est sentis flushés. Considérez qu'on venait de faire des concessions majeures sur les vacances et les salaires. Considérez encore que lors de la vente de l'usine trois mois plus tôt, nos patrons s'étaient payé des primes de plusieurs millions. Ajoutez que dans les jours qui ont suivi l'annonce de la fermeture, les actions de la compagnie Bowater ont monté en flèche, on s'est sentis flushés et vampirisés. Ajoutez l'impuissance du milieu, illustrée par l'habituel défilé des politiciens impuissants et bavards.

N'importe où ailleurs, c'eût été assez pour foutre le feu.

À la Belgo rien. Pas le moindre incident.

Plus incroyable: dans les deux mois et demi qui se sont écoulés entre l'annonce de la fermeture et l'arrêt définitif de la production, les gars de la Belgo ont battu trois records de production.

Durant ces deux mois et demi de lente agonie, les gars de la Belgo ont fait leur job avec coeur comme ils l'avaient toujours faite, comme leur père et leur grand-père avant eux l'avaient toujours faite, mais eux, les derniers, parce qu'ils se savaient les derniers, se sont fait un honneur d'en rajouter un peu.

Ces trois records de production, alors que tout le monde aurait trouvé normal qu'ils se pognent le cul, ces trois records, les ouvriers de la Belgo n'en sont pas peu fiers. Ç'a été leur manière de saluer. Comme l'artiste qui revient avec son meilleur numéro pour un dernier rappel.

Nous allons vivre des moments difficiles, nos familles aussi, puis nous aurons d'autres jobs et peut-être d'autres mauvaises nouvelles, mais personne ne nous enlèvera cette fierté-là, c'est ce que disaient les hommes de la Belgo, cet après-midi-là, à la taverne Rosaire, rue Lambert, à Shawinigan.

Ces ouvriers qui venaient de perdre leur travail parlaient du bonheur de travailler. Entendez-moi bien: pas du bonheur de gagner 60 000$ par année, même si ça aide grandement à aimer sa job. Pas du bonheur d'avoir une job qui, si souvent, n'est que du non-malheur. Non, non. Du bonheur de travailler.

Ce bonheur si rare. Ce bonheur de boulanger qui fait son pain. C'est bien la dernière chose que je m'attendais à trouver chez des papetiers. Je les imaginais plutôt abrutis de chaleur et de bruit aux commandes de monstres d'acier de cinq étages...

C'est drôle que tu parles du boulanger, m'a dit Denis, nous aussi les papetiers nous travaillons la pâte, nous aussi il fait chaud comme dans un four, mais nous aussi notre pain sort à l'autre bout, ce n'est pas du pain, c'est une feuille de papier. Le bonheur de travailler vient peut-être plus facilement à ceux qui peuvent prendre leur travail dans leurs mains, comme toi ton journal, le boulanger son pain. Tu remarqueras, les gens qui se font chier à la job sont souvent des gens qui ne voient pas le résultat de ce qu'ils font, qui ne savent pas où leur travail s'en va.

Michel était cadre à la Belgo. Entre autres responsabilités, celle de l'embauche des jeunes. On n'a engagé personne pendant 15 ans, c'était un peu déprimant, tous ces cheveux blancs, mais depuis trois ou quatre ans, on est allés chercher des jeunes avec des techniques ou avec un DEC du cégep de Trois-Rivières. Ces deux-là, tiens. Il pointe Alain et Yan. Alain a d'abord été refusé par les ressources humaines parce qu'il avait eu un cancer, le même que celui de Mario Lemieux. Moi je le voulais, j'ai mis mon poing sur la table: Mario Lemieux s'en est sorti.

Vous les choisissiez comment?

Au look. Au feeling. En me demandant: vont-ils aimer ça? Me suis pas trompé avec ces deux-là, c'est sûr. Hein les gars, vous avez aimé ça?

On a adoré chaque minute qu'on a passée à la Belgo, répond Yan.

Moi, bêtement: mais tout ça pour rien, finalement!

Dis pas ça! a sursauté Michel. Dis pas ça! Le ton était presque menaçant. Les deux ou trois ans qu'ils ont passés à la Belgo, c'est pas pour rien. Même s'ils ne doivent plus jamais refaire cette job de papetier. Demande-leur ce qu'ils ont appris.

Qu'avez-vous appris, les gars?

Alain, celui qui a eu le cancer: c'est pas quelque chose que j'ai appris, c'est quelque chose que j'ai vécu: le plaisir de travailler.

Vous aimiez votre job à ce point-là?

Ça se raconte pas.

Trois autres jeunes, Jonathan, Mathieu de Donnacona, et le Crevette (de Matane), tous dans la vingtaine, travaillaient sur la machine 6, la plus difficile à mener.

La 6, la fierté de Jonathan: on faisait du papier que les autres papetières ne voulaient pas faire, trop compliqué. Même à la Belgo, personne ne voulait travailler sur la 6. C'est plate, juste comme on commençait à bien la maîtriser, ils ferment l'usine.

Qu'allez-vous faire?

On va retourner à l'école.

Gilles aussi, 57 ans, travaillait sur la 6 avec les petits jeunes: quand ils ont annoncé la nouvelle, le 29 novembre, on commençait notre shift de minuit à 8h. Blêmes qu'on était. On n'a pas dit un mot de la nuit.

Il ne vous est pas venu à l'esprit de foutre le bordel?

La Belgo, c'était notre chez nous. On ne fout pas le bordel dans sa propre maison. On a fait tout le contraire. Dans les jours qui ont suivi, on s'est appliqués à mener la 6 mieux qu'on ne l'avait jamais fait. On n'a jamais formé une si bonne équipe, hein les jeunes? On a battu des records.

Vous avez battu des records pour remercier le boss de vous avoir mis dehors?

Vous ne comprenez rien. Ce n'était pas pour les boss. C'était pour nous.

Vous avez pleuré?

Pas une fois. Mais là je pleure. Une larme a roulé sur sa joue, aussi singulière sur ce rude visage qu'une larme sur un caillou.

Gus et Pierre travaillaient sur la même machine depuis 15 ans. Des habitudes, des silences. Ne se fréquentaient pas en dehors de la job, mais à la job, un vieux couple. À propos de couple, Gus parle de réajuster celui qu'il forme avec sa femme...

Réajuster?

Ben oui. Prends mon rituel du matin. Ça fait 30 ans que je me lève à 5h15 le matin. Que je suis tout seul dans la cuisine. Que je lis Le Nouvelliste en prenant mon café. Je n'ai plus d'affaire à me lever si tôt, bien entendu. À 7h30 c'est bien assez. Ma femme est déjà dans la cuisine, elle a fait le café et... et elle lit le journal, mon journal. Je m'assois et j'attends.

Vous attendez quoi?

Mon journal. Ça m'énerve.

Restait un autre gros morceau à avaler, à recracher plutôt: la gang. Ce n'était pas juste la fin de la Belgo. C'était aussi l'adieu à la gang. Déjà quelques-uns se levaient, bon ben salut les gars. Se prenaient par les épaules, maladroits. Grimaçaient, mais ne pleuraient pas. Savez comment sont les hommes. Enfilent leur coat et sortent comme si de rien n'était. Comme si leur femme venait de leur demander d'aller chercher du lait. Comme si la vie continuait.

D'ailleurs, elle continue.

Pierre Foglia

1 commentaire:

Andre a dit…

Merci de nous ramener ces pages de Foglia.

J'avais aussi à l'époque publié sur mon blog un texte dont la version courte avait paru dans Le Nouvelliste. J'y évoquais longuement mon grand-père et brièvement mon père qui furent des "gars du moulin", pas celui de Shawi, la Belgo, mais celui de Grand-Mère, la Laurentde. Mais c'est tout comme... D'autant plus que le grand-père a laissé des traces à la Belgo.

Voici le lien vers cet article:
http://cafebyblos.blogspot.com/2008/03/salut-les-gars.html

André H.