dimanche 5 février 2012

Ce jour-là, Shawinigan attendait une bonne nouvelle

Le samedi 29 mars 2008, le journal La Presse a publié un reportage émouvant sur la fermeture de la papeterie Belgo de Shawinigan. C'était signé Pierre Foglia. Du grand Foglia. 

J'ai eu tellement de difficulté à retrouver ce reportage que j'ai décidé de le reproduire intégralement sur ce blog pour le rendre disponible. Il se divise en deux articles. Le premier traite des circonstances de la fermeture et le deuxième, de la réaction des travailleurs. En fait, c'est ce deuxième article qui m'a beaucoup impressionné, mais le premier ne manque pas d'intérêt non plus. Procédons dans l'ordre. Voici le premier.


Ce jour-là, Shawinigan attendait une bonne nouvelle 

Ce 29 novembre, Shawinigan attendait une bonne nouvelle. Sont plutôt rares, les bonnes nouvelles à Shawinigan depuis 30 ans, mais bon, depuis quelque temps, la vaillante petite ville de 60 000 habitants fait de gros efforts pour sortir de sa morosité économique, notamment en s'inventant une vocation récréotouristique. Justement, ce 29 novembre, Shawinigan allait se voir accorder l'organisation des Jeux du Québec de 2010, enfin c'était presque sûr, il restait à Sports-Québec d'en faire l'annonce en soirée.

Au lieu de la bonne nouvelle attendue, Shawi en a eu une très, très, très mauvaise qui n'avait rien à voir. Vers la fin de l'après-midi, la société papetière AbitibiBowater a annoncé la fermeture définitive de la papeterie Belgo en mars 2008.

La Belgo a fermé tel qu'annoncé le jeudi avant Pâques. Au total, 550 emplois perdus. Les meilleurs emplois de la ville.

Au fait, Shawinigan n'a pas eu les Jeux non plus, une petite claque qu'elle n'a même pas sentie, comme un patient à qui le médecin vient d'annoncer qu'il lui reste quatre mois à vivre et ajoute par pure malveillance: ah oui, je pense que vous avez un peu la grippe aussi.

Entre les Shawiniganais et la Belgo, ce n'était pas qu'une histoire d'usine, c'était beaucoup une histoire de famille.

Connaissez-vous quelqu'un qui travaille ou qui a travaillé à la Belgo?

On me regardait comme si je tombais de la lune. Comment ça, si on connaît quelqu'un?

Mon père a travaillé 40 ans à la Belgo. Mon grand-père. Mes oncles. Mes frères. J'ai fini par prendre les devants: je suppose que vous aussi, votre père a travaillé 40 ans à la Belgo?

Vous le saviez? Je m'en doutais.

Ben c'est ça. Ma vie d'enfant et d'ado a tourné autour de la Belgo même si je n'y ai jamais travaillé. Une bonne vie, à vrai dire. On était loin d'être pauvres, je suis allé à l'université grâce à la Belgo.

Une histoire qui commence il y a 108 ans, en 1900, quand des industriels belges attirés par les tarifs avantageux de la Shawinigan Power mettent en chantier une papeterie dans l'étroite dépression entre la rivière Saint-Maurice et une colline escarpée qui deviendra le quartier Belgoville. (L'ex-premier ministre Jean Chrétien y a été élevé. Lui aussi, son père- Wellie - a travaillé à la Belgo, 40 ans je ne pourrais pas dire, mais il y était contremaître).

En 108 ans, la papeterie a été vendue et revendue quelques fois, la dernière fois en juillet l'an dernier alors que l'entreprise américaine Bowater a pris le contrôle d'Abitibi-Consolidated. Pourquoi la Bowater a-t-elle fermé la Belgo trois mois à peine après l'avoir acquise?

Quelques raisons relevées dans les pages économiques des quotidiens: parce que c'était une vieille usine avec des vieilles machines peu performantes. Parce que la baisse régulière du tirage des journaux du monde entier a sensiblement fait baisser la demande en papier journal et, du même coup, fait baisser le prix de la tonne de papier. Parce que les droits de coupe de plus en plus limités posent des problèmes d'approvisionnement. Parce que les salaires payés dans l'industrie papetière sont élevés: autour de 30$ l'heure à la Belgo. La Bowater a fermé la Belgo mais ramassé son carnet de commandes évidemment, cela s'écrit ainsi: ra-tio-na-li-sa-tion.

Mais la communauté, elle?

Qu'a mange d'la... S'cusez. Je voulais dire que la communauté ne compte pour rien dans les décisions des très grandes entreprises. D'ailleurs elle-même, la communauté, n'a rien remis en question, ni la manière dont cette fermeture lui a été assenée, ni l'idéologie de fond. Elle est tout de suite entrée dans l'anecdote et la nostalgie.

J'attends Pierre Lachaume dans le petit parking qui domine l'usine. La Belgo est juste en bas du talus. Le silo où étaient stockés les copeaux, des passerelles, quelques cheminées d'où il ne sort plus rien. Les bâtiments ne laissent pas une si grande impression, pas l'énorme machin industriel que j'attendais...

C'est juste ça?

C'est vrai que sans la boucane et le bruit... concède Pierre Lachaume. C'est la boucane et le bruit qui donnaient vie au monstre.

De là sortait le papier du New York Times, du Miami Herald, de La Presse, du Chicago Tribune, du Boston Globe, même de quelques journaux japonais, mais aussi le papier moins noble des circulaires de Canadian Tire.

Pierre, la cinquantaine, a travaillé à la Belgo 28 ans. Fils et petit-fils de papetiers de la Belgo. Qu'allez-vous faire maintenant?

Je ne sais pas. Me recycler dans la santé peut-être. Cinquante ans, c'est le pire des âges,un peu vieux, mais trop jeune de trois ans pour la retraite. Inquiet? Pas encore. On va continuer à recevoir notre salaire jusqu'à la fin de l'année. Une semaine et demie d'indemnité de licenciement par année d'ancienneté. Après, il y aura le chômage, on n'est pas mal pris tout de suite.

Une angoisse encore diffuse. Le plus dur, c'est ce fonds de retraite qui va arriver d'un coup sous forme de somme globale. Rien à voir avec la sécurité que devaient apporter les versements mensuels jusqu'à la fin de la vie. Plus d'assurance collective. Plus d'assurance pour les soins dentaires. Tout est à revoir. Les vacances de cette année, les rénos prévues... Pierre et sa femme sont allés à une séance d'information d'une entreprise de Nouvelle-Calédonie qui embauche pour les mines de nickel. La Nouvelle-Calédonie, je vous demande un peu...

Réal Lachaume, le père de Pierre. Quatre-vingt-un ans, un grand diable tout d'une pièce. Il déplie précautionneusement une feuille de papier qu'il vient de sortir d'une boîte en fer qui ferme à clé. Sa feuille de paie du 17 novembre 1948 : $1,06 l'heure.

"C'était une job beaucoup plus dure en ce temps-là, mais déjà bien payée. Pensez que les travailleurs du textile gagnaient 20 cents l'heure. Je faisais cinq fois leur salaire. J'ai fait une sacrée belle vie avec la Belgo, monsieur. Quarante-trois ans, on appelle ça une vie, non? Je n'en regrette pas une seule journée. J'ai élevé mes trois enfants avec la Belgo,acheté le bloc appartement où je vis maintenant..."

La Belgo attend d'être démantelée, certain avancent qu'elle sera rasée, mais peut-être qu'elle va tout simplement rouiller là, dernier grand navire échoué dans le courant de la désindustrialisation qui a tant meurtri Shawinigan. Ai-je dit dernier? Dans quelques semaines, l'AbitibiBowater annoncera le sort qu'elle réserve à la Laurentide, l'autre grande papeterie de Shawinigan, 500 ouvriers aussi.

Mais je m'en voudrais de ne pas terminer sur une note plus joyeuse: au lendemain de la fermeture de la Belgo, le marché a extrêmement bien réagi, faisant grimper l'action de la compagnie de 1,75$.

Fuck l'humanité, sauvons le marché.

Pierre Foglia

Voir la suite du reportage de Pierre Foglia : Le bonheur de travailler
Voir aussi sur ce blog : Du Congo à Shawinigan

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